CHRISTOPHE-ALEXANDRE PAILLARD – CNIL

Le développement universel d’internet, l’échange direct et « gratuit » de fichiers de musique ou de photographies et l’accès à une multiplicité d’informations et de références de toute nature ont révolutionné notre approche des coûts et de ce que nous sommes prêts à payer en échange de services, de produits ou d’informations. Ces évolutions technologiques et de nouvelles pratiques sociales ont donné l’illusion que notre monde était entré dans une ère irréversible de gratuité, sans retour possible aux sociétés économiques des siècles passées régulées par des prix et des équilibres à base d’offre et de demande, au moins pour certains produits et services identifiés. C’est d’ailleurs pour lutter contre un tel phénomène qu’a été créée l’Hadopi, pour essayer de réduire les atteintes directes au droit d’auteur qui, au final, menace les bases mêmes de la création artistique.

De même, l’apparition parallèle à internet de journaux gratuits a contribué à renforcer l’idéologie du service gratuit et à répandre l’idée que l’information pouvait aussi être considérée comme un droit immédiatement accessible à tous et donc libre de coûts de transaction. Pour beaucoup, il n’est plus nécessaire d’acheter son quotidien ou son magazine hebdomadaire favori pour y accéder, sans même imaginer que derrière le prix se cachent en réalité la liberté de la presse, l’indépendance du journaliste et la fiabilité de l’information.

Le risque de voir disparaître la presse qui s’achète et qui a un coût clairement identifié n’est plus nul aujourd’hui. Cette presse pourrait disparaître faute de clients, au fur et à mesure de l’avancée de l’usage de l’internet et de certains de ses outils, comme les moteurs de recherche. Faute de client, la presse payante disparaîtrait et la liberté de la presse, aussi basée sur des media financièrement indépendants, serait vouée à se réduire comme peau de chagrin. Seule resterait la presse de caniveau, quasi gratuite, et dont le modèle économique repose en réalité sur une exploitation honteuse et dévoyée de la vie privée des autres. C’est le modèle du « news of the world ».

En poussant ce raisonnement, on pourrait même imaginer ne plus consulter ni acheter de livres, car on se contenterait de surfer sur certains sites, en se contentant d’une information ou d’une connaissance facilement accessible et surtout gratuite. Il n’est plus utile d’acheter des encyclopédies ; internet pourvoit aux connaissances gratuitement. La faillite du « Quid » en est exemple parmi d’autres.

Derrière cette révolution de l’information gratuite, de nombreux acteurs économiques de l’internet se sont engouffrés dans la brèche et proposent aujourd’hui un marché faustien : je vous livre des services en échange de leur gratuité. Et peu importe si derrière ce raisonnement se cache en fait la disparition progressive de tout ce qui concerne notre vie privée, car c’est bien en réalité de cela qu’il s’agit. Certains acteurs de l’internet proposent un service gratuit et compilent ainsi les informations tirées de la navigation de leurs utilisateurs. La généralisation des smartphones dotés d’une puce GPS et d’outils de géolocalisation permet à ces opérateurs d’accéder à des informations liées à la localisation, au contexte de l’utilisateur en temps réel et d’utiliser ces données pour, par exemple, lui adresser des offres de services ou des publicités ciblées.

Pour revenir au titre de cette tribune, si c’est gratuit, c’est donc bien que vous êtes le produit, le modèle de gratuité consiste à rapprocher un public cible d’une connexion avec les offres des annonceurs correspondant à ses attentes supposées. Ce modèle repose sur la prédiction des attentes des consommateurs ; ce qu’Eric Schmidt, président de Google, expliquait lors de la conférence IFA (Internationale Funkausstellung ou Exposition internationale de la radio) de Berlin de septembre 2010 de la manière suivante : « en essayant d’identifier ce que sera le futur de la recherche, l’une des idées est que de plus en plus de recherches se feront pour vous sans que vous ayez besoin de saisir quoi que ce soit. Les gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions, ils veulent que Google leur dise ce qu’ils devraient faire ». Faire ce que je dis et ne plus penser par soi-même, on ne saurait mieux résumer le risque que fait courir le principe de gratuité au respect de la vie privée.

Face aux défis que représente un tel modèle économique, il existe des armes technologiques et juridiques. Sensibiliser, faire de la pédagogie, proposer des outils pour préserver sa vie privée, garantir la protection du droit à l’oubli, permettre l’effacement des traces sur internet, la CNIL est là pour rappeler que des mesures et des moyens existent et qu’il n’est pas possible de faire n’importe quoi avec la vie privée, et certainement pas au nom d’un soi-disant principe de gratuité.